Groupes de travail 2: LE COMMENTAIRE DE TEXTE
Les binômes qui proposent un commentaire sont les suivants: Tasnim et Myriam; Marie et Maëlys; Lilit et Camille Cd
SUJET: OE Théâtre et représentation du XVIIème siècle à nos jours
CORPUS (liens vers le texte, ou texte recopié si vous n'avez pas de lien):
-
Exercice:
- Problématique
- Proposition de commentaire:
-
- Commentaire du binôme sur ce qu'il faut retenir au niveau de la méthode d'une part et du contenu d'autre part.
*****************************************************************************************************************************
Voici le premier sujet: -proposé par Charlotte
Texte 1 - Camus, Caligula, 1944 - Acte IV, scène 14
Caligula, empereur romain dément et sanguinaire, est assassiné en 41 après Jésus-Christ par une conjuration formée par les chefs de la noblesse et du sénat.
Hélicon est son fidèle confident.
Cet extrait est le dénouement.
Il tourne sur lui-même, hagard, va vers le miroir.
Caligula (des bruits d'armes): […] C'est l'innocence qui prépare son triomphe. Que ne suis-je à leur place ! J'ai peur. Quel dégoût, après avoir méprisé les autres, de se sentir la même lâcheté dans l'âme. Mais cela ne fait rien. La peur non plus ne dure pas. Je vais retrouver ce grand vide où le cœur s'apaise.
Il recule un peu, revient vers le miroir. Il semble plus calme. Il recommence à parler, mais d'une voix plus basse et plus concentrée.
Tout a l'air si compliqué. Tout est si simple pourtant. Si j'avais eu la lune, si l'amour suffisait, tout serait changé. Mais où étancher cette soif ? Quel cœur, quel dieu aurait pour moi la profondeur d'un lac ? (S'agenouillant et pleurant.) Rien dans ce monde, ni dans l'autre, qui soit à ma mesure. Je sais pourtant, et tu le sais aussi (il tend les mains vers le miroir en pleurant), qu'il suffirait que l'impossible soit. L'impossible ! Je l'ai cherché aux limites du monde, aux confins de moi-même. J'ai tendu mes mains, (criant :) je tends mes mains et c'est toi que je rencontre, toujours toi en face de moi, et je suis pour toi plein de haine. Je n'ai pas pris la voie qu'il fallait, je n'aboutis à rien. Ma liberté n'est pas la bonne. Hélicon ! Hélicon ! Rien ! Rien encore. Oh ! Cette nuit est lourde ! Hélicon ne viendra pas : nous serons coupables à jamais ! Cette nuit est lourde comme la douleur humaine.
Des bruits d'armes et des chuchotements s'entendent en coulisse.
Hélicon (surgissant au fond): Garde-toi, Caïus ! Garde-toi !
Une main invisible poignarde Hélicon. Caligula se relève, prend un siège bas dans la main et approche du miroir en soufflant. II s'observe, simule un bond en avant et, devant le mouvement symétrique de son double dans la glace, lance son siège à toute volée en hurlant :
Caligula
À l'histoire, Caligula, à l'histoire.
Le miroir se brise et, dans le même moment, par toutes les issues, entrent les conjurés en armes. Caligula leur fait face avec un rire fou. Le vieux patricien le frappe dans le dos, Chéréa en pleine figure. Le rire de Caligula se transforme en hoquets. Tous frappent. Dans un dernier hoquet, Caligula, riant et râlant hurle :
Je suis encore vivant !
Rideau
.
Commentaire:
.
.
Caligula, drame en quatre actes d'Albert Camus publié en 1944, s'inspire assez fidèlement du destin dément du jeune empereur romain assassiné en 41 après Jésus-Christ et d'anecdotes authentiques évoquées par l'historien latin Suétone. Mais l'auteur en fait un héros de l'absurde, aux côtés de Sisyphe, de Meursault, de l'Étranger et de Jan, victime du Malentendu, pour constituer ce qu'il a appelé « le cycle de l'absurde ». À la mort de sa sœur et maîtresse Drusilla, Caligula a pris conscience que « Les hommes meurent et ne sont pas heureux » et veut aller jusqu'au bout de sa révolte contre cette vérité de la condition humaine qu'il entend enseigner aux autres, en tentant de se substituer au destin absurde. Par les humiliations infligées aux patriciens, les meurtres gratuits, il a réussi à provoquer une révolte contre lui-même, contre l'absurde qu'il incarne. Il n'a rien fait pour empêcher le complot d'assassinat qui se trame contre lui, parce qu'il a aussi pris conscience que « tuer n'est pas la solution ». Il reconnaît l'échec de son programme, de son règne.
Cette prise de conscience annonce et justifie la scène finale de la pièce, c'est-à-dire le dénouement : il ne lui reste plus qu'à jouer le dernier acte de cette tragédie qu'il a lui-même montée. Caligula est d'abord seul en scène devant son miroir, il se lance dans un long monologue, ou plutôt dialogue avec lui-même, dans une longue tirade qui occupe les deux tiers de la scène. Il y fait le bilan désespéré de son action, puis il s'offre aux coups des conjurés qui surgissent et on assiste sur scène à la mort de Caligula et de son fidèle confident, Hélicon.
Nous étudierons tout d'abord le face-à-face de Caligula avec lui-même qui lui permet de faire le bilan de son action puis nous nous attacherons à la dimension tragique et spectaculaire de la mort de Caligula, héros de l'absurde.
I. Le face-à-face de Caligula avec lui-même : le bilan de son action
1. Caligula, seul face au miroir : situation symbolique et révélatrice
« Il tourne sur lui-même, hagard, va vers le miroir. » Cette situation est d'abord révélatrice de sa solitude puisqu'il a fait le vide autour de lui et que, faute d'avoir quelqu'un vers qui aller, à qui parler, il se tourne vers son miroir. Les didascalies, comme ses paroles, le soulignent bien : « il recule un peu, revient vers le miroir » de même que les jeux de scène qu'il effectue face au miroir comme s'il était face à quelqu'un : « il tend les mains vers le miroir », « je tends mes mains et c'est toi que je rencontre ». De fait, bien sûr, le miroir ne fait que lui renvoyer son image, c'est donc un face-à-face avec lui-même qu'il lui offre, qui va permettre un retour sur soi pour faire le point sur son action. Et c'est un faux monologue qui s'engage, puisque le dédoublement autorise un dialogue, Caligula va se parler à lui-même, s'interpeller comme le montre l'alternance des pronoms de première et de deuxième personne du singulier : « Je sais pourtant, et tu le sais aussi. »
2. La libre expression des sentiments face à une mort attendue
Tout d'abord, Caligula exprime sa peur, il reconnaît simplement en entendant « des bruits d'armes », « j'ai peur » et, tout aussitôt, le dégoût que cela lui inspire : « Quel dégoût, après avoir méprisé les autres, de se sentir la même lâcheté dans l'âme. » Lui qui a méprisé pour leur lâcheté ceux qu'il a condamnés à mort, retrouve cette même lâcheté en lui, il ne vaut pas mieux. Derrière le justicier qu'il a voulu être vis-à-vis des autres, c'est l'humain qui se révèle avec toutes ses faiblesses, il n'est qu'un homme parmi les autres. Il s'ensuit un abandon plus facile à la mort qui l'attend puisqu'elle mettra fin à tout : « Mais cela ne fait rien. La peur non plus ne dure pas. Je vais retrouver ce grand vide où le cœur s'apaise. » On peut noter ici la périphrase qu'il utilise pour désigner la mort et qui est aveu de son athéisme. Pas d'espoir de survie, de vie meilleure dans un au-delà, c'est le « grand vide », le néant qui l'attend. Ce néant au moins lui apportera l'apaisement espéré. Il semble prêt à retrouver cette paix qu'il semble déjà goûter un peu, comme le souligne la didascalie qui suit : « Il semble plus calme. »
3. Face au miroir, le bilan négatif
Caligula reconnaît son erreur dans sa quête de l'impossible, dans son exigence d'absolu symbolisé par la lune. Il revient de manière insistante d'ailleurs sur sa quête pressante et insensée : « L'impossible ! Je l'ai cherché aux limites du monde, aux confins de moi-même. J'ai tendu mes mains (criant :) je tends mes mains et c'est toi que je rencontre, toujours toi en face de moi. » La mise en relief en tête de la phrase du mot impossible et la ponctuation exclamative le soulignent, tout en rappelant, avec l'emploi du passé composé, que cette quête appartient au passé et qu'elle ne peut être que vouée à l'échec. La gradation descendante que marque le rétrécissement de l'espace, du monde à lui-même, à ce pauvre reflet que lui renvoie son image pleine de haine exprime assez bien l'amenuisement, l'anéantissement de ses rêves. C'est d'ailleurs un appel désespéré et vain qu'il lance une dernière fois à son confident Hélicon, qu'il a chargé de lui rapporter la lune. La réponse à cet appel, avec la répétition de la négation absolue « rien », le marque bien. Il sait désormais qu'il n'aura jamais la lune, « Hélicon ne viendra pas… » Ce face-à-face avec lui-même lui permet cependant d'analyser les raisons de son échec : « Tout a l'air si compliqué. Tout est si simple pourtant. Si j'avais eu la lune, si l'amour suffisait, tout serait changé. » Il reconnaît l'inaccessibilité de cette quête insensée, à travers la contradiction soulignée par l'antithèse compliqué – simple. En effet, il est compliqué de prétendre à l'impossible, alors que ce serait simple si ce besoin d'absolu était satisfait : « tout serait changé » car « il suffirait que l'impossible soit ». Or, la formulation même de cette attente renferme un paradoxe : par définition, l'impossible ne peut être mais il a fait comme si cette perspective était facilement accessible ! Il reconnaît aussi que son goût de l'absolu ne peut être satisfait par l'amour humain, qui n'est que relatif, imparfait, ni même par l'amour d'un dieu, celui que l'homme se choisit et dont la dimension humaine, trop humaine, est bien marquée par l'absence de majuscule. D'où ces questions purement rhétoriques, puisqu'il sait pertinemment qu'elles n'appellent que des réponses négatives : « Mais où étancher cette soif ? Quel cœur, quel dieu aurait pour moi la profondeur d'un lac ? » La métaphore filée de la « soif » que ne peuvent étancher ni l'amour, ni la religion qui n'ont pas « la profondeur d'un lac », dit bien l'insatisfaction inévitable. D'où le constat négatif, amer et résigné : « Rien dans ce monde, ni dans l'autre, qui soit à ma mesure. »
4. La reconnaissance de l'échec inspire culpabilité et haine
Caligula reconnaît clairement qu'il s'est trompé de voie en usant de son pouvoir d'empereur pour se substituer au destin absurde, quand il fait cette déclaration solennelle : « Je n'ai pas pris la voie qu'il fallait, je n'aboutis à rien. Ma liberté n'est pas la bonne. » Ces trois phrases négatives et l'adverbe « rien » soulignent bien son aveu d'échec total, d'où la prise de conscience de sa culpabilité radicale et de celle d'Hélicon qui l'a soutenu dans cette folie : « […] nous serons coupables à jamais ! Cette nuit est lourde comme la douleur humaine. » La comparaison souligne le poids de la faute et de la douleur qui l'accompagne. La généralisation traduit aussi l'écrasement de l'homme qui ne peut échapper à sa condition, et la culpabilité est aussi celle de tous les hommes. Les didascalies marquent bien sa capitulation et son désespoir : « s'agenouillant et pleurant », « il tend les mains vers le miroir en pleurant » avec ces verbes au participe présent ou au gérondif à valeur durative qui soulignent son accablement, son effondrement. Il ne reste plus à Caligula qu'à mourir, à se laisser tuer !
II. Un dénouement tragique, spectaculaire et riche de sens
1. Une scène d'action spectaculaire
L'arrivée quasi simultanée des conjurés et d'Hélicon arrache Caligula à sa réflexion. Les didascalies annoncent « des bruits d'armes et des chuchotements en coulisses » et le retour précipité du confident de Caligula « surgissant du fond », non pour lui apporter la lune mais pour le protéger, lui venir en aide : « Garde-toi, Caïus ! Garde-toi ! » : l'impératif, la mise en garde répétée et désespérée, la ponctuation exclamative montrent qu'Hélicon est fidèle jusqu'au bout, jusqu'à payer de sa vie sa loyauté, car il est poignardé « par une main invisible ». La lâcheté du geste qui le tue, soulignée par la synecdoque méprisante, fait ressortir son dévouement, son courage. Les réactions de Caligula sont assez surprenantes, il ne manifeste aucune surprise, aucun geste de défense. On assiste à une véritable mise en scène de soi, comme du théâtre dans le théâtre, puisqu'« il s'observe, simule », semble jouer : il est à la fois son propre spectateur en même temps que regardé par les autres qui ont fait irruption. Ses gestes sont provocateurs : une longue didascalie détaille ses gestes : « Caligula se relève, prend un siège bas dans la main et approche du miroir en soufflant. Il s'observe, simule un bond en avant et, devant le mouvement symétrique de son double dans la glace, lance son siège à toute volée en hurlant. » Le meurtre de Caligula par les conjurés est une scène d'action plus que de parole, les didascalies, abondantes, précisent les mouvements, les gestes. C'est une scène de violence puisque Caligula, cerné, est poignardé de tous côtés sur scène, la règle de bienséance du théâtre classique n'est pas respectée. La lâcheté des conjurés est mise en évidence : « par toutes les issues, entrent les conjurés en armes », « Tous frappent ». Leur nombre est souligné par les pluriels, les pronoms indéfinis « toutes », « tous » ; et « le vieux patricien le frappe dans le dos ». Seul Chéréa le frappe « en pleine figure », comme s'il voulait détruire la figure qu'il incarne et non par vengeance personnelle comme le vieux patricien humilié. Chéréa le tue au nom d'un idéal, il confirme sa supériorité par rapport au groupe anonyme des patriciens.
2. La mort du héros de l'absurde : « un suicide supérieur »
Le rôle du miroir est assez révélateur : Caligula « s'approche du miroir en soufflant » : comme s'il voulait tout d'abord brouiller son image, l'effacer en couvrant le miroir de buée, puis il lance son siège à toute volée : il brise ainsi l'image qu'il déteste dans un geste grandiose, bien souligné par la didascalie : « Le miroir se brise. » Caligula fait semblant de bondir vers les conjurés et de se défendre comme s'il voulait ainsi leur permettre d'accomplir leur révolte. C'est une forme de suicide symbolique qui préfigure le quasi-suicide puisqu'il va se laisser tuer par les conjurés. On peut noter le courage et la grandeur de Caligula : il « leur fait face, avec un rire fou » : il s'offre à leurs coups, fait face à la mort ; de plus, Caligula simule la folie pour qu'ils se révoltent contre un tyran fou et contre l'absurde qu'il a incarné : « Caligula, riant et râlant, hurle. »
3. Le testament de Caligula, en deux phrases riches de sens
La première : « À l'histoire, Caligula, à l'histoire. » est un appel à la postérité : désormais, Caligula appartient à l'histoire, l'histoire le perpétuera dans les mémoires et le magnifiera comme un être d'exception, ce dont témoigne l'ouvrage de Suétone, Vies des douze Césars où il figure. Et la deuxième : « Je suis encore vivant ! » est une phrase particulièrement riche de sens et pleine de panache : ce cri est paradoxal puisque Caligula meurt en même temps sous les coups des conjurés, il interpelle donc. C'est un cri historique d'après Suétone : « Il ne cessait de crier qu'il vivait encore. » Mais ce n'est pas cela qui intéresse Camus. Ce cri prend surtout une dimension philosophique, que la première ébauche de la pièce peut nous aider à éclairer. Camus avait écrit : « Non, Caligula n'est pas mort. Il est là, là. Il est en chacun de vous. Si le pouvoir vous était donné, si vous aviez du cœur, si vous aimiez la vie, vous le verriez se déchaîner, ce monstre ou cet ange que vous portez en vous. » On peut donc comprendre que, par-delà la mort superficielle de son corps, ce qu'il incarne, à savoir l'absurde, perdurera, s'incarnera sous d'autres visages. Si Caligula est vivant, c'est qu'il représente une face de l'homme, une potentialité que nous portons en nous : nous révolter contre l'absurde. C'est un cri en forme de défi : la survie qu'il prédit est aussi celle de la soif d'absolu qui le poussait : en me tuant, vous ne tuerez pas cette soif qui s'incarnera en d'autres figures.
Conclusion
C'est une scène de dénouement très symbolique. Face au miroir, Caligula peut faire une introspection, un bilan de sa vie ; en brisant ce miroir, il brise lui-même sa vie, se suicide dans une forme de suicide supérieur puisqu'il permet aux autres hommes de se révolter contre l'absurde. C'est une scène très théâtrale aussi, d'une grande intensité dramatique. D'une certaine façon, en prononçant son propre jugement, et en exécutant sa propre sentence dans ce Jugement dernier, Caligula essaie de s'égaler aux dieux et d'incarner pour l'éternité la figure du héros absurde. Sur le plan littéraire, c'est un personnage majeur de l'œuvre de Camus qui fait écho à d'autres héros épris d'absolu : Hamlet chez Shakespeare, dom Juan chez Molière ou Baudelaire. Enfin, en concluant à travers son personnage qu'il n'a pas pris la voie qu'il fallait, Camus laisse entendre qu'il reste d'autres voies à essayer : celle de la révolte humaniste et constructive contre l'absurde : celle du docteur Rieux et de Tarrou qui se battent courageusement contre la Peste, cet autre visage de l'absurde que rencontre Camus en pleine guerre mondiale.
*********************************************************
Deuxième sujet: -proposé par Tasnim et Myriam
Faire le commentaire composé de cet extrait de l'acte III, scène 3 de On ne badine pas avec l'amour de Musset, 1834
Perdican et Camille reviennent, après des années de séparation, sur les lieux où ils ont grandi ensemble dans leur enfance, et où le Baron, père Perdican et oncle de Camille, compte les marier. Mais la jeune fille, qui a été élevée au couvent, s’est forgée, d’après les récits des religieuses, une image extrêmement négative de l’amour et des hommes et refuse d’épouser son cousin, ainsi que d’admettre les sentiments qu’elle éprouve pour lui. Quand elle annonce son départ pour le couvent, Perdican lui tend un piège.
CAMILLE, lisant.
Perdican me demande de lui dire adieu, avant de partir, près de la petite fontaine où je l'ai fait venir hier. Que peut-il avoir à me dire ? Voilà justement la fontaine, et je suis toute portée. Dois-je accorder ce second rendez-vous ? Ah ! (Elle se cache derrière un arbre. ) Voilà Perdican qui approche avec Rosette, ma soeur de lait. Je suppose qu'il va la quitter ; je suis bien aise de ne pas avoir l'air d'arriver la première.
Entrent Perdican et Rosette, qui s'assoient.
CAMILLE, cachée, à part.
Que veut dire cela ? Il la fait asseoir près de lui ? Me demande-t-il un rendez-vous pour y venir causer avec une autre ? Je suis curieuse de savoir ce qu'il lui dit.
PERDICAN, à haute voix, de manière que Camille l'entende.
Je t'aime, Rosette ! toi seule au monde tu n'as rien oublié de nos beaux jours passés ; toi seule tu te souviens de la vie qui n'est plus ; prends ta part de ma vie nouvelle ; donné-moi ton coeur, chère enfant ; voilà le gage de notre amour.
Il lui pose sa chaîne sur le cou.
ROSETTE
Vous me donnez votre chaîne d'or ?
PERDICAN
Regarde à présent cette bague. Lève-toi, et approchons-nous de cette fontaine. Nous vois-tu tous les deux, dans la source, appuyés l'un sur l'autre ? Vois-tu tes beaux yeux près des miens, ta main dans la mienne ? Regarde tout cela s'effacer. (Il jette sa bague dans l'eau. ) Regarde comme notre image a disparu ; la voilà qui revient peu à peu ; l'eau qui s'était troublée reprend son équilibre ; elle tremble encore ; de grands cercles noirs courent à sa surface ; patience, nous reparaissons ; déjà je distingue de nouveau tes bras enlacés dans les miens ; encore une minute, et il n'y aura plus une ride sur ton joli visage ; regarde ! c'était une bague que m'avait donnée Camille.
CAMILLE, à part.
Il a jeté ma bague dans l'eau.
PERDICAN
Sais-tu ce que c'est que l'amour, Rosette ? Écoute ! le vent se tait ; la pluie du matin roule en perles sur les feuilles séchées que le soleil ranime. Par la lumière du ciel, par le soleil que voilà, je t'aime ! Tu veux bien de moi, n'est-ce pas ? On n'a pas flétri ta jeunesse ? on n'a pas infiltré dans ton sang vermeil les restes d'un sang affadi ? Tu ne veux pas te faire religieuse ; te voilà jeune et belle dans les bras d'un jeune homme.
Ô Rosette, Rosette ! sais-tu ce que c'est que l'amour ?
ROSETTE
Hélas ! monsieur le docteur, je vous aimerai comme je pourrai.
PERDICAN
Oui, comme tu pourras ; et tu m'aimeras mieux, tout docteur que je suis et toute paysanne que tu es, que ces pâles statues fabriquées par les nonnes, qui ont la tête à la place du coeur, et qui sortent des cloîtres pour venir répandre dans la vie l'atmosphère humide de leurs cellules ; tu ne sais rien ; tu ne lirais pas dans un livre la prière que ta mère t'apprend, comme elle l'a apprise de sa mère ; tu ne comprends même pas le sens des paroles que tu répètes, quand tu t'agenouilles au pied de ton lit ; mais tu comprends bien que tu priés, et c'est tout ce qu'il faut à Dieu.
ROSETTE
Comme vous me parlez, monseigneur !
PERDICAN
Tu ne sais pas lire ; mais tu sais ce que disent ces bois et ces prairies, ces tièdes rivières, ces beaux champs couverts de moissons, toute cette nature splendide de jeunesse. Tu reconnais tous ces milliers de frères, et moi pour l'un d'entre eux ; lève-toi, tu seras ma femme, et nous prendrons racine ensemble dans la sève du monde tout-puissant.
Il sort avec Rosette.
Introduction :
Publiée en 1834, On ne badine pas avec l'amour est, avec Lorenzaccio, de la plus célèbre des pièces de Musset. Elle raconte les amours tumultueuses de Perdican et Camille, deux cousins destinés à se marier, mais dont l'union est comprise par les réticences de la jeune fille, rendue méfiante par les mises en garde des religieuses qui l'ont élevée au couvent. Afin de la forcer à (s') avouer ses sentiments, Perdican va donc chercher à éveiller sa jalousie. A la scène 3 de l'acte III, il s'arrange ainsi pour que Camille assiste, cachée, aux déclarions d'amour passionnées qu'il fait à une jeune paysanne, Rosette. Comment Musset revisite-t-il la scène à témoin caché?
Exploitant une situation classique de comédie, Musset, fidèle à l’esthétique romantique, met en effet en œuvre des éléments et des perspectives qui débordent, de loin, à la fois la comédie et le registre comique, livrant finalement une scène très ambiguë.
I- Une situation classique de comédie :
A bien des égards, la scène 3 de l'acte III d'On ne badine pas avec l'amour relève d'une situation classique de comédie
1-Un univers de comédie :
L'univers de la scène est typique du genre : les personnages sont des jeunes gens et il est question d'amour. Les objets et les lieux eux-mêmes contribuent à renforcer cette impression : la fontaine est, dans toute une tradition littéraire qui remonte au Moyen Age, un lieu symbolisant l'amour, un lieu intime de rendez-vous galant ; la lettre est un topo de l'intrigue amoureuse ; bague et chaîne sont les symboles du mariage et de l'union.
2-Le stratagème de Perdican :
De plus, cette scène repose sur un stratagème, une ruse mise en œuvre par Perdican, et qui consiste à attirer Camille près de la fontaine pour qu'elle croie l'y surprendre en pleine conversation amoureuse avec Rosette. Le dispositif de la scène à témoin fonctionne donc ici sur un double niveau : Camille pense qu'elle épie cette entrevue entre Perdican et Rosette, alors qu'en réalité, cette entrevue n'est destinée qu'à la tromper. On retrouve ici l'un des principaux ressorts comiques au théâtre : le dupeur dupé. Ce dispositif est soutenu par le double discours constant de Perdican . En effet, lorsqu'il parle à Rosette, Perdican s'adresse en réalité à Camille, comme le montre la didascalie : « Perdican, à haute voix, de manière que Camille l'entende ». Il fait semblant d'ignorer sa présence alors qu'il ne parle que pour elle, et Rosette ne se doute de rien. Tout le discours de Perdican est rempli d'allusion transparentes à Camille (« ces pâles statues fabriquées par les nonnes ») et à leur situation amoureuse (« toi seule », répété deux fois ; « Tu ne veux pas te faire religieuse »), allusions que Rosette ne peut pas saisir. Camille a donc tout lieu de croire que Perdican ne l'aime pas et Rosette toutes les raisons de penser qu'il l'aime, tout cela n'étant que des faux-semblants.
3- Le théâtre dans le théâtre :
Perdican, dont les répliques dominent largement la scène, est donc tout à la fois auteur, metteur en scène et scène et acteur de la « comédie » qu'il donne à Camille avec la participation innocente de Rosette. Il l'a imaginée et a écrit la lettre conviant Camille au rendez-vous, règle les déplacements sur la scène (« Lève-toi, et approchons nous... »), et (sur) joue l'amour passionné. Le « théâtre dans le théâtre » vient ici redoubler et remotiver le dispositif du témoin caché, dans un raffinement dramatique qui n'est pas sans rappeler les comédies de Marivaux.
II- Une scène marquée par l'esthétique romantique
Malgré la présence d'un univers et d'un dispositif typiques de la comédie, cette scène, très marquée par l'esthétique romantique ; mêle plusieurs registres.
1- Le lyrisme de Perdican :
A quelques exceptions près (comme le dépit de Camille lorsque Per0ican jette sa bague), le registre comique est d'ailleurs très peu présent dans cette scène, où domine le lyrisme de Perdican. Emporté par la nostalgie des « beau jours passés », c'est-à-dire de l'époque où Camille l'aimait, il demande aux lieux (et à Rosette) de lui rendre ce que le temps (et Camille) lui a volé. Il chante son amour sur un ton particulièrement exalté, qui se traduit par de nombreuses exclamations et interrogations, et lui donne une dimension cosmique, associant sans cesse Rosette aux éléments naturels (il regarde ses « beaux yeux »dans le reflet de l'eau ; lui prête le pouvoir de déchiffrer le monde), et prenant la nature à témoin de son amour pour elle (« par la lumière du ciel, par le soleil que voilà , je t'aime ! »)
2- … Miné par l'amertume :
Mais ce lyrisme est lui-même comme miné, au fur et à mesure, par l’amertume qui envahit le discours de Perdican, et qui se traduit notamment par l'emploi de nombreuses tournures négatives : « on n' a pas flétri », « on n'a pas infiltré », « tu ne veux pas », « tu ne sais rien », « tu ne sais pas lire »...Sous le badinage amoureux du jeune homme séduisant une jeune fille pour en rendre jalouse une autre, perce la blessure à vif de l'amoureux éconduit.
3- Mélange des registres et confusion des sentiments :
Typique de l’esthétique romantique, le mélange des genres et des registres traduit ici la confusion des sentiments, perceptible également dans certains motifs, comme l'eau troublée par la bague qu'y jette Perdican, ou certaines images dont l'incohérence reflète l'état d’esprit de ce dernier : « la pluie du matin roule en perles sur les feuilles séchées que le soleil ranime ». Ces ombres au tableau idyllique de la comédie font de ce passage une scène ambiguë.
III- Un succès relatif pour une scène ambiguë :
Le succès du stratagème de Perdican semble en effet tout relatif, voire très contestable.
1- Perdican pris à son propre piège ?
Les répliques de Rosette expriment la surprise (« vous me donnez votre chaîne d'or ? »), ou l'embarras (« Comme vous me parlez, monsieur »), pas vraiment l'amour, et Camille ne réagit qu'une seule fois (« Il a jeté ma bague dans l'eau ») à ses provocations. Plus encore, il semble pris à son propre jeu, passant de la simple déclaration (« Je t’aime, Rosette ») à une sorte de prophétie imaginaire (« tu seras ma femme, et nous prendrons racine ensemble dans la sève du monde tout-puissant »), comme si le fantasme de toute-puissance contenu dans son stratagème finissait par le dépasser.
2- Sous des allures badines, une scène cruelle
Cette mégalomanie de Perdican en fait d’ailleurs un personnage très ambigu, sinon cruel. Pour rendre Camille jalouse, il instrumentalise Rosette, la rendant complice de sa ruse à son insu. D’ailleurs, s’il la regarde et la touche au début de la scène, il semble l’oublier au fur et à mesure que la figure de Camille envahit son discours, allant même jusqu’à ignorer sa dernière réplique. Les propos qu’il lui tient son plein de condescendance, voire franchement méprisants (« oui, comme tu pourras » ; « tu ne comprends même pas le sens des paroles que tu répètes »). Quand à Camille, le portrait extrêmement négatif qu’il en fait comme d’une sorte de morte-vivante sous influence (« sans affadi », « pâles statues fabriquées par les nonnes ») a largement de quoi blesser la jeune fille.
Conclusion
S’appuyant sur des dispositifs et des éléments typiques de la comédie classique mis au service d’une esthétique romantique, cette scène cache sous des dehors badins une réelle cruauté. Scène-charnière dans la pièce, elle annonce et préfigure le moment où la comédie tourne au drame et le badinage à la tragédie, où un stratagème digne d’un valet de Molière cause la mort d’une innocente.
Influencée, à bien des égards, par les comédies de Marivaux, On badine pas avec l’amour s’en distingue pourtant par le pessimisme dont elle fait preuve, séparant définitivement les amoureux au lieu de les réunir par le traditionnel mariage.
Inscrivez-vous au blog
Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour
Rejoignez les 49 autres membres